Le lecteur d’Al Mountakhab n’est pas dupe…

Al Montakhab est un journal de référence. C’est un fait ! 30 ans d’existence, une pérennité unique dans l’univers de la presse sportive au Maroc et pour la presse dans le pays en général. Sa diffusion est à faire pâlir le reste des hebdos marocains, 15 734 exemplaires pour ce bi-hebdomaire en 2014, soit une diffusion moyenne de 31 000 exemplaires  par semaine. Malgré ce bilan tout à fait honorable, ses dirigeants n’ont pas hésité à tremper leurs plumes pour le compte d’un annonceur, la Marocaine des jeux et des sports (MJS).

Al Mountakhab MJS 2

Fournir la presse d’éléments de langage

Fin décembre, une polémique éclate autour d’une proposition du ministère de la Communication visant à interdire la publicité des jeux de hasard sur les médias digitaux, sous sa forme audiovisuelle. Le projet du Code de la presse, actuellement en discussion au parlement, duplique la même mesure prise pour le secteur de l’audiovisuel. Un débat s’enclenche entre les tenants de l’interdiction de la publicité de ses produits et ceux qui défendent le maintien de ces annonces. Cette discussion, légitime, donne lieu à un flot d’articles et de commentaires.

Chaque support traite du sujet avec sa propre approche. L’Economiste se positionne contre cette décision, tout en donnant la parole au ministre de la Communication. Le quotidien Les Eco préfère une approche plus nuancée et pose la question de l’utilité de l’interdiction. Panorapost préfère la forme éditoriale avec une lettre ouverte adressée au ministre. Un point commun à ces nombreux articles : la reprise des mêmes éléments fournis par la MJS (chiffres, argumentaire et éléments de langage). Cette entreprise a fait un travail intense de relations presse (et publique) pour passer son point de vue, le tout dans un contexte où El Khalfi est décrié par la Fédération marocaine des éditeurs de journaux (FMEJ).

Un lièvre de com’ pour MJS

Arrivons maintenant au cas d’Al Mountakhab. Le numéro 3007 (21 décembre 2015) du bi-hebdo revient sur ce sujet. Un article est publié sur sa très prisée dernière page. Un long pamphlet anti-Khalfi est signé par Badreddine Idrissi et Mustapha Badri, respectivement rédacteur en chef et directeur de la publication du journal. L’article est placardé en manchette du journal avec un titre sans nuance : « El Khalfi menace le plus grand bailleur de fonds du sport d’une crise cardiaque » ! (voir photo). Le texte est de la même veine. Extraits :

Verbiage

« Est-ce qu’El Khalfi a bien anticipé les conséquences sportives, économiques et sociales de cette interdiction ? »

Le lien de cause à effet n’est pas évident entre tout ça.

Surenchère

« Le paysage médiatique vit une ébullition sans précèdent à cause de textes de loi, des interdictions et des décisions unilatérales prônés par El Khalfi ».

Celui qui voit de l’ébullition peut m’avertir. Et merci

Contre-vérité 

 « El Khalfi ne s’est pas contenté de présenter un projet de Code de la presse au parlement malgré les désaccords profonds et centraux avec les professionnels représentés par le Syndicat national de la presse marocaine (SNPM) et la FMEJ qui se sont réunis pour barrer le chemin à ce texte…».

Le SNPM ne s’est jamais opposé au projet actuel du Code de la presse.

Alarmisme    

« Un scénario catastrophe, une chose probable dans le contexte actuel, est l’arrêt de l’activité de MJS et de La loterie nationale. La convention les liant avec l’opérateur Interloto pourrait être résiliée. Ce opérateur international quittera le Maroc avant la fin de son contrat à cause du climat hostile entourant ses activités ».

Sans commentaire.

Que dire de plus ? C’est malheureux d’arriver à ce point de misère éditoriale: Se plier en quatre pour un annonceur. Un journal de référence, dirigé par deux vieux routiers du journalisme au Maroc, devrait donner l’exemple de l’indépendance, de la rigueur et du désintéressement. C’est le meilleur gage de crédibilité pour un média qui se veut indépendant. Dans le cas contraire, cette presse sera vouée  à être le suppléant de communication de l’annonceur ou du politique. Et ne l’oublions pas : le lecteur d’Al Mountakhab n’est pas dupe…

Salaheddine Lemaizi @LemaizO

Al Mountakhab encore une fois, un billet signé en 2013:  Le journal Al Mountakhab est-il un sapeur pompier?

Les ouvriers. Des invisibles pour la presse au Maroc

“Les classes dominées ne parlent pas, elles sont parlées, dominées jusque dans la production de leur image sociale, de leur identité sociale.”Pierre Bourdieu (Sur la télévision)

La couverture médiatique réservée au 1er mai par la presse écrite marocaine est révélatrice de la place des ouvriers dans les médias marocains. Pour la grande majorité des médias, ils sont des invisibles. Revue de presse des principaux quotidiens au Maroc.

J’ai sélectionné Al AkhbarAssabah, Al Ahdath Al Maghribia, Akhbar Al Ayaoum Al Maghribia. Ces quatre quotidiens arabophones enregistrent les meilleures ventes dans leur segment. J’ai élargi cette sélection à trois quotidiens francophones : L’Economiste, Les Inspirations Eco et Le Matin du Sahara.

Absence des ouvriers dans les médias

Ma méthode est simple : D’abord, recenser le nombre d’articles rédigés sur le thème du « 1er mai » dans ces quotidiens dans leurs éditions du 30 avril, 1er et 2 mai 2014. Ensuite, recenser les articles donnant la parole aux ouvriers par rapport à ceux réservés au gouvernement et aux directions des syndicats et aux patrons. J’ai fait le choix de ne pas associer les directions des syndicats à celles des ouvriers de bases.

Enfin, je fais le même travail pour les JT du 1er mai diffusés sur 2M. Si les résultats sont loin d’être surprenants, il demeure que l’absence des ouvriers dans les médias le jour de leur fête est considérable. Je tiens à préciser que ce travail n’a pas d’ambition scientifique. Il aurait fallu une revue de presse sur longue période pour tirer des conclusions précises. Ce texte vise d’abord à faire réfléchir les professionnels de l’info sur ce sujet et éventuellement oser un débat sur la représentation de certaines catégories de la population dans les médias.

ImageSource: http://www.lnt.ma

Le 30 avril : 9 articles et 0 ouvriers

6 articles traitent du 1er mai. Tous ces papiers se focalisent sur les négociations entre gouvernement, syndicats et patronat. La parole est donnée aux trois partis sous formes de déclarations ou d’interviews. Aucune ligne n’est réservée aux conditions de travail des ouvriers ou à des déclarations de cette catégorie dans les sept quotidiens.

Le 1er mai : 13 articles et 0 ouvriers

A la fête du travail, les 7 quotidiens sélectionnés ne donnent pas la parole aux premiers concernés. Le cas de Assabah est emblématique. Ce quotidien dit « populaire » consacre 2 pages comptant 8 articles et une interview avec un dirigeant syndical. Là encore, pas la moindre déclaration d’un ouvrier sur son quotidien, ses réalités ou ses revendications. Peut-être le 2 mai la donne changera ?

2 mai : 25 articles et 3 ouvriers

La même tendance se confirme dans les articles de couverture des marches du 1er mai. Parmi les 25 articles recensés, seul un papier donne la parole à des ouvriers participant à une marche syndicale. Ils ont la parole sur 10 lignes du quotidien Assabah. Cet espace qui leur ait réservé est insignifiant par rapport à la quantité d’articles produite par ces médias. Les quotidiens se focalisent sur les discours des dirigeants syndicaux ou sur les joutes verbales opposant le Chef du gouvernement, Benkirane à son opposant, Chabat.

Malgré que ces médias aient dépêchés des journalistes pour couvrir les marches. Pourquoi ces derniers n’ont-ils pas eu le réflexe de donner la parole aux travailleurs ? A ce propos, le cas d’Akhbar Al Yaoum est symptomatique. Un des journalistes réalise un reportage d’une demi-page. Il décrit l’ambiance, revient sur le discours d’un leader syndical mais pas une seule déclaration d’ouvrier. Décidément, les travailleurs sont transparents.

Sur la chaîne 2M, la situation est similaire

J’ai calculé le temps réservé à la Fête du travail dans les JT de la chaine d’Ain Sbaâ diffusé le 1er mai. Les résultats confirment le postulat de départ. 39 minutes ont été consacrées au 1er mai lors des trois JT de la journée (deux en arabe et un français). Les ouvriers y figurent sept fois pour une durée de 3 minutes et 30 sec. Les leaders syndicaux s’expriment à 22 reprises, le ministre à deux reprises pour une durée de 11 minutes et 30 sec…

Quand on se compare, on se console ?

De part leurs actionnaires et leur public cible, il n’est pas étonnant de constater l’absence d’ouvriers dans les médias économiques (L’Economiste et Les Eco) ou encore dans le quotidien du Palais (Le Matin). Il demeure que l’absence des travailleurs dans des quotidiens arabophones dits populaires est quelque peu surprenante.

A partir cette revue de presse il est difficile de tirer des conclusions finalement. Pour cette raison, je propose de comparer mes « résultats » avec la situation de la présence des ouvriers dans les médias français.

Selon le Baromètre de la diversité à la télévision publié par le Conseil supérieur de l’audiovisuel en juillet 2011, les employés et les ouvriers, qui comptent pour 14% et 12% de la population, ne représentent en effet que 5% et 2% des personnes vues à la télévision, toutes catégories de programmes confondues. Alors que les cadres supérieurs, qui ne constituent que 5% de la population, représentent 79% des personnes vues à la télévision. Le réalisateur et écrivain Gérard Mordillat, dont l’œuvre est attaché au monde ouvrier observe que « on ne parle jamais du travail, ou seulement pour le déprécier (chômage, précarité, petits boulots) ». Pour cet auteur à succès, « l’invisibilité » des ouvriers se prolonge dans la fiction française.

« Pour les médias, les ouvriers ont disparu, analyse Roger Cornu, sociologue du monde ouvrier. Les pourcentages sont trompeurs. Le nombre d’ouvriers n’a quasiment pas changé. Ce qui a changé, c’est la taille de la population active ». Et son collègue Henri Eckert de conclure : « On parle des ouvriers quand ils menacent de tout faire sauter, on parle d’eux en montrant leurs mines fatiguées sur fond de fumées noires. Pourquoi continuer à montrer les ouvriers dans ces seules circonstances ? Pour faire peur ? », s’interroge ce sociologue du travail. Cette méthode au Maroc est une spécialité de L’Economiste.

S.L.